- Alors, d'après vous, existe-t-il une formule miracle pour fabriquer un héros ?
Chris inscrit en gros la question sur un tableau noir, de sorte à ce que les participants, mêmes les plus reculés dans la salle, puisse apercevoir le fil principal de discussion ou, simplement, pour permettre aux gens endormis d'avoir une éventuelle accroche sur l'instant présent s'ils daignaient participer. Mais il fallait dire que, pour l'heure, tout le monde semblait avoir les yeux rivés sur le professeur ou sur les inscriptions blanches sur fond noir au derrière. Une main timide s'extirpa de la foule, levée en l'air. Chris plissa le front comme pour donner la parole à celui qui désirait la prendre.
- Je pense que les héros ont un sentiment de justice !
- Très juste, Aund ! lança Chris avec enthousiasme, mais beaucoup d'individus ont ce même sentiment alors qu'ils ne décident pas forcément de prendre les armes pour aller combattre de démons sur le terrain ou aller sauver Vesperae de je-ne-sais-quelle péripétie ! Que faudrait-il d'autre ? Sans doute une raison de se réparer, une volonté de compenser une blessure de jeunesse. Ou une blessure tout court, en fait, mais les blessures de jeunesse sont importante parce que c'est à cet âge-là que nos affects sont les plus réceptifs aux infections, aussi bien physiques que morales.
Il ajouta le mot "blessure" au tableau. La salle semblait d'autant plus captive. Beaucoup, parmi la vingtaine d'individus présents, semblaient avoir souffert de cette blessure de jeunesse dont parlait Chris. Après tout, ils venaient des quatre coins de la planète pour assister aux cours dispensés à la caserne de Sarosa.
- Professeur, que veut dire résilience ? demanda Ibib, quelque peu dissipé et dépassé par la tournure que prenait le cours.
- Un moins qui sera compensé par un plus, tout simplement. Tenez, par exemple, votre paternel qui vous rabâche que vous n'arriverez à rien. Qu'importe les raisons qui poussent à dire de telles choses à un enfant, il suffit que ce dernier, par contradiction, donne le maximum de lui-même pour prouver qu'il est le meilleur. Parce que derrière chaque héros, il y a souvent, comme je l'ai sous-entendu, un enfant qui a longtemps pleuré seul, contenu sa frustration... Ce qui fait le héros, c'est aussi le mécontentement, l'envie de changement.
A peine eut-il adjoint quelque vocabulaire supplémentaire au tableau qu'une autre question fusait.
- Une blessure fait mal, elle peut tuer, non ? demanda Abalen, l'un des élèves les plus motivés qui se trouvait toujours posté au devant. Un traumatisme pourrait être difficilement surmonté, des enfants battus peuvent plus tard battre leur propre enfant.
- Très juste, Abalen. C'est pourquoi il faut doser suffisamment sur le poison qui, à long terme, s'avérera en fait être un vaccin. Car trop de poison peut amener à un effet totalement inverse : un antihéros. C'est-à-dire l'archétype de celui qui, au lieu de prouver qu'il vaut quelque chose, qu'il fait partie des meilleurs, cherchera juste à détruire celui ou ceux qui l'ont rabaissé. Ah ! Ça se joue à peu de choses, ça dépend de tout un chacun. Lorsque vous aurez des enfants qui devront grandir dans ce moment peu certain, ça sera à vous de doser les traumatismes en laissant l'espoir intact pour conduire votre héros dans des valeurs positives... Et peut-être qu'ils reprendront l'armée royale quand nous seront tous de vieux os, ou que sais-je... Allez, c'est tout pour aujourd'hui. N'oubliez pas vos dagues demain, on va libérer les blobs.
Il fit un clin d’œil à la salle. Celle-ci se vidait peu à peu, naturellement, après chaque fin de journée. Tandis que Chris rangeait aussi ses affaires de son côté, triant quelques documents çà et là pour faire la place à d'autres intervenants par la suite. Il soupira de fatigue avant de quitter la salle qu'il ferma à clef. Tous les soirs c'était pareil, il saluait le personnel du temple qui travaillait encore à ces heures-ci, puis quittait les lieux.
Le soleil descendait lentement, laissant quelque traînée de lumière orangée se fondre sur le village de Sarosa. Les habitants du coin allaient et venaient, au même titre que les aventuriers qui venaient trouver leur compte par ci par là. Bien qu'ils avaient migré vers la capitale pour ne pas avoir affaire à certains abrutis qui, par le passé, étaient juste venus assister aux séances d'entraînement avec les blobs. Chris marchait, l'air de rien, au milieu de tout ces gens, rentrant jusqu'à son habitat et gagnant sa chaise à bascule postée sur le devant. N'importe qui pourrait s'en emparer, la briser en mille morceaux... Mais les temps étaient tranquilles. Et la température était bonne en ce début de soirée.
Alors, fixant le ciel nuageux, légèrement teint de pourpre à laquelle couleur s'entremêlait celle du soleil qui se couchait au loin, le tout annonçant le crépuscule, il fixait l'infini, comme si le temps se figeait... Se remémorant.
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- Il faut le faire mais il faut aussi se dire qu'il y a pire, comme quotidien, les gars !
Un rire parcourut le groupe de jeunes hommes. Tous labouraient la jachère avec entrain. Le soleil était à son zénith, tous transpiraient à grosses gouttes, torses nus pour ne pas mourir de chaud. Ca gémissait sous l'effort, parfois la douleur, mais globalement, on ressentait une grande motivation émaner des garçons.
- J'crois qu'on est bon les filles, on reprend d'taleur ! lança le même garçon qui avait parlé une demi-heure plus tôt.
Sous un espèce de chapeau sale, il continuait d'agiter sa pioche avec énergie. C'était un grand garçon, mince, aux cheveux bruns, devant atteindre la vingtaine d'années tout au plus. Il serrait les dents mais n'en restait pas moins belle gueule. Il fallait croire que dans les champs, il pouvait y avoir des charmants jeunes hommes. Enfin, avec lui, tous se relâchèrent, comme dans une même chorégraphie. La pression retombait. Puis certains s'asseyaient sur cette terre de fumier, la respiration haletante. D'autres marchaient à allure modérée en direction des habitations, s'essuyant le front perlant de gouttes de sueur de leur avant bras.
- T'as vraiment un don du ciel pour nous motiver à bosser dans du caca d'vache, Tenwan. lança l'un des garçons laboureurs en s'avançant vers son camarade en lui tapant dans l'épaule.
- Faux, je leur dis juste des âneries de temps à autres, ils ont simplement conscience qu'après un travail éreintant, on a un repos mérité. Et puis on l'dit pas forcément, mais les filles, elles cherchent quoi ? Des hommes, des vrais, qui savent retourner la terre. Pas des loques.
- Elles recherchent des riches gens pour la plupart.
- Oh, ouais, ouais, personnellement je préfère être tel quel que de ressembler à un gars efféminé avec une perruque blanche. En plus ils se bouffent pour une histoire de métaux rares... Y a plus important dans la vie, tu trouves pas ?
Pas de réponse. La répartie de Tenwan était telle qu'il était difficile de le contredire. Non pas qu'il avait raison, mais c'était parce qu'il parlait avec son cœur, voire ses tripes dans certains débats. Il semblait impossible à décontenancer. Moralement invincible. Un pauvre paysan aux yeux du monde mais qui, pour lui-même, toute sa richesse se trouvait dans dans son être. Il se sentait invincible au quotidien.
... Invincibilité qui semblait choir littéralement à la présence de cette jeune demoiselle aux longs cheveux blonds ondulant le long du corps. Elle avait un visage à ravir, souriante, dégageant une odeur d'églantine ou quelque chose comme ça. L'ami Tenwan n'y connaissait rien en fleurs, à vrai dire. C'était LA fille qui semblait résister aux avances du jeune homme. Lui qui avait sa cote auprès des femmes du village, il lui manquait ce petit quelque chose... Non, à vrai dire, il ne voulait pas ce semblant de popularité, il voulait seulement cette personne qui passait devant lui.
- Eh, salut Cécilia...
- Stop, je connais ton petit jeu. Jamais je ne figurerai sur ton tableau de chasse, pouilleuuuuux ! rétorqua-t-elle en riant presque, avec un air malicieux.
Et elle s'en allait, riant, laissant Tenwan pantois, dans son odeur de fumier. Il haussa les épaules et tourna les talons en direction du foyer.
C'était à peu près comme ça tous les jours. Parfois elle ne passait pas, parfois elle pressait le pas. Elle le menait en bateau.
Tenwan a passé toute sa vie dans ce village, en compagnie de parents adoptifs qui l'ont chéri jusqu'au bout. Parfois, il lui arrivait de rendre visite à Aloak, un des rares qui vivait seul, quelque peu reclu et misanthrope au premier abord mais qui adorait compter aux enfants. Tenwan faisait partie de son public fidèle, toujours à l'écoute d'anecdotes et autres bons conseils susceptibles d'accomplir son être. Lorsqu'il parlait de Cécilia, cette jolie blonde qui lui faisait tourner la tête, Aloak restait cependant réservé et avare en terme de conseils et suggestions. L'on ne savait pas exactement pourquoi, mais peut-être que le jeune homme devait trouver ses propres subterfuges, agir naturellement, etc.
Pour résumer, c'était une routine appréciable, au milieu d'un petit village dont le mode de gouvernance ressemblait fortement à de la sociocratie, indépendant, cultivant ses propres denrées, loin des soucis politiques et des divergences de classes.